Nice… à propos de Jean Vigo (1983)
de Manoel de Oliveira par François Ede[1]
"J'ai retrouvé ce carnet de repérages près
de trente ans plus tard en rangeant des papiers. Je regrette un peu de ne pas
l'avoir poursuivi pendant le tournage, mais j'étais sans doute trop accaparé
par mes longues journées d'assistant-réalisateur. Au-delà de leur caractère
anecdotique, ces notes dévoilent un peu du long cheminement d'un cinéaste au
travail et de la matière dont est fait un film.
Manoel me confiait pendant les repérages que « le
problème avec le documentaire est qu'on voit constamment des choses qu'on
voudrait saisir immédiatement. On se promet de revenir le lendemain, mais c'est
déjà trop tard ». Il avait parfaitement raison. Le problème est que son film
était entièrement écrit, découpé et minuté. Tout ce qui avait été écrit devait
donc être tourné. Cette méthode s’apparentait plus à une reconstitution de
choses vues et ressenties qu’à des scènes prises sur le vif.
Il en résulta de nombreux incidents et déconvenues
qui ont émaillé le tournage et qui me font sourire aujourd'hui. J'en ai gardé aujourd’hui
encore un souvenir encore très vif et très présent.
Il y eut d'abord cette bi-manchotte qui faisait
l'aumône sur le boulevard Gambetta. Manoel voulait la filmer. Elle avait
disparu : « Trouvez-là. Il me la faut ab-so-lu-ment dans le film !». Je menais
une enquête dans le quartier et appris d'un commerçant qu'à cette période de
l'année, elle était à Cannes pendant la durée du Festival. Un soir après le
tournage, je me suis rendu à Cannes. Elle était bien sur la Croisette, non loin
du « bunker ». Je lui ai proposé de l'argent. La négociation n'a pas été
difficile.
J'ai eu moins de chance avec le grand saxophoniste
blond qui jouait tous les après-midis sous les arcades de la rue Masséna un
standard du jazz : Sunny Side of the Street. Je savais qu'il jouait dans un
bar. J'entrepris de le retrouver, en élargissant chaque soir le cercle autour
de la place Masséna. Un barman m'apprit qu'il était norvégien et avait regagné
Oslo quelques jours auparavant. Devant l'immense déception de Manoel, je lui
proposai de trouver un musicien « local ».
Le saxophoniste niçois d’une cinquantaine d’années
que j'avais déniché connaissait le morceau et jouait correctement.
— « Trop vieux, me dit Manoel, mais vous, vous
pourriez jouer à sa place. »
— « Mais je joue très mal du saxo et je ne suis ni
grand, ni blond, ni norvégien. »
— « Mais vous êtes jeune ! »
L'argument était imparable.
Pour le tournage, le vrai saxophoniste s'était
caché derrière moi dans un porche d'immeuble et après avoir répété avec lui, je
jouais en play-back Sunny Side of the Street. Quelques passants eurent le bon
goût de me donner quelques pièces. Dernier détail important, c'était écrit dans
le script, une ambulance que j'avais louée passait en actionnant sa sirène.
— « C'est pour la bande sonore m'avait dit Manoel,
mais ce sera encore mieux si on voit passer l'ambulance. »
Le train côtier dont j'avais soigneusement repéré
les horaires nous a fait perdre un après-midi à cause d'un mouvement de grève
imprévisible à la SNCF.
Enfin, le travelling devant le Negresco nous a usé
les nerfs, les badauds s'agglutinaient autour de la caméra, rendant les prises
de vues difficiles et une panne de l'informatique de la tour de contrôle
retardait le décollage des avions ce jour-là.
Le tournage d’un documentaire est toujours soumis
au principe d’incertitude."
F.E. 17/09/2012
[1] François Ede est documentariste et directeur de la photographie, pour Raoul Ruiz notamment.
En 1995, il
a restauré Jour de fête en rendant au film les couleurs voulues par Jacques
Tati et, en 2002, a dirigé la restauration de PlayTime.
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