« Après bien des aléas, j’eus la permission de
répondre à l’invitation qui m’avait été faite et de partir pour la France. Le
20 juillet 1946, j’embarquai dans un avion à destination de Marseille. C’était
la première fois que je prenais l’avion : un grand événement pour moi !
Jytte Seidenfaden [2ème photo],
que je ne connaissais pas encore, était venue m’accueillir. Nous passâmes la
nuit à l’hôtel avant de prendre le train pour Nice, où Monsieur Pirazzoli
m’attendait en compagnie de Henri, un parent, qui nous conduisit à une allure
folle jusqu’au Régina, à Cimiez. Jytte Seidenfaden et moi, nous habitions un
très agréable trois-pièces au 4è. Monsieur et Madame Pirazzoli logeaient au
rez-de-chaussée avec accès au parc.
Ils me reçurent avec beaucoup de cordialité et me firent l’impression de bons
vivants qui appréciaient vraiment l’existence qu’ils s’étaient forgée à Nice,
où ils rénovaient des appartements pour les revendre. Deux fois par jour, nous
passions des heures à table à converser. Il y avait souvent des invités,
surtout des membres de la famille. Dans mon journal d’alors, j’ai noté trois
prénoms : Henri, Norrette et Jeannette.
Norrette et son mari habitaient aussi au Régina. Je me souviens d’avoir été
invitée chez eux avec une femme qui était une grande admiratrice de Céline. Un
autre couple tenait un restaurant à Nice.
Le 24 juillet, une excursion était prévue pour que nous allions pique-niquer à
une quinzaine de kilomètres de Nice. Départ fixé à 13 heures, du Régina. Il
fallut d’abord attendre une heure que Madame Pirazzoli fût prête. Le reste de
la famille devait nous rejoindre. Eux aussi étaient en retard, de sorte qu’avec
Jytte Seidenfaden nous eûmes le temps d’aller nous baigner dans le fleuve, dans
une eau claire et froide. Après le déjeuner, nous allâmes tous faire la sieste
dans l’herbe avant de ramasser du bois pour faire un feu sur lequel fut cuit le
repas du soir. Nous bûmes du champagne et différents vins, puis nous finîmes la
soirée en jouant et en chantant. Jytte et moi, nous nous lançâmes dans «
C’était un samedi soir »,
une vieille chanson danoise.
Avec Jytte Seidenfaden nous avions de bonnes et nombreuses conversations
lorsque nous nous retrouvions seules dans l’appartement ou alors quand nous
nous rendions à la Promenade des Anglais pour nous baigner. C’est grâce à elle
que je fus présentée au poète et héros de la Résistance Roland Claudel, lequel
m’introduisit auprès de tout un groupe d’artistes qui se réunissaient à l’Union
des Intellectuels.
Lorsque j’expliquais que j’étais invitée chez la belle-mère de Céline, on
haussait les épaules. Certes, c’était un écrivain connu, mais le meilleur
service qu’on pouvait lui rendre, c’était de l’oublier. En revanche, on parlait
abondamment de Sartre et de l’existentialisme. Moi qui était Danoise, je devais
bien connaître Kieerkegaard. Non ? Ma foi, j’avais lu « Ou bien ou bien » à
seize ans et m’était étonnée de ses étranges fiançailles avec Régine, mais
expliquer ses pensées philosophiques, j’en étais bien incapable, que ce fût en
danois ou, encore moins, en français. A l’union, en plus des intellectuels, il
y avait des peintres, des sculpteurs, des acteurs, des chanteurs et des
danseurs, notamment Helen Armfelt, qui ne me mit en rapport avec deux
ballerines qui avaient ouvert des écoles de danse classique à Nice, Mme Karpova
et Mme Sedowa. Mes parents m’avaient envoyé de l’argent, que j’avais changé
difficilement en vue de suivre un cours international à Besançon. Je préférai
l’employer à m’entraîner chez l’une, le matin, chez l’autre, l’après-midi. En
outre, je prenais des leçons particulières chez elles. Il était aussi possible
de faire un peu d’équitation à Nice.
Mes journées étaient bien remplies : exercices de danse,
baignades, exercices de danse. Le soir, j’étais fréquemment invitée à sortir
avec les artistes dont j’avais fait la connaissance. Je me souviens en
particulier d’une éblouissante « nuit blanche », une fête populaire avec de
magnifiques cortèges. Pour y participer, il fallait s’habiller en blanc.
Musique et danses battirent leur plein à ciel ouvert, avec vue sur la mer.
Tout comme à Copenhague, je bénéficiais régulièrement de billets de faveur au théâtre, à l’opéra, au ballet, et on m’invitait à aller saluer les artistes après le spectacle. C’est ainsi que je fus amenée à rencontrer le Russe Algaroff, qui dansait admirablement : rien d’étonnant à ce que, six ans après, il soit devenu danseur étoile à l’Opéra de Paris.
C’était une merveilleuse époque stimulante et enrichissante pour la jeune fille de 19 ans que j’étais. Je commençai à sauter les repas trop riches, trop lourds du Régina, aussi parce que je ne pouvais pas les supporter, et ne rentrai que tard le soir.
Tout comme à Copenhague, je bénéficiais régulièrement de billets de faveur au théâtre, à l’opéra, au ballet, et on m’invitait à aller saluer les artistes après le spectacle. C’est ainsi que je fus amenée à rencontrer le Russe Algaroff, qui dansait admirablement : rien d’étonnant à ce que, six ans après, il soit devenu danseur étoile à l’Opéra de Paris.
C’était une merveilleuse époque stimulante et enrichissante pour la jeune fille de 19 ans que j’étais. Je commençai à sauter les repas trop riches, trop lourds du Régina, aussi parce que je ne pouvais pas les supporter, et ne rentrai que tard le soir.
Comme je sautais trop souvent les repas, Madame Pirazzoli me mit
en garde contre la traite des blanches. Étant indépendante, je savais très bien
me débrouiller toute seule. Mais sa pauvre bonne, Jacqueline, elle, n’avait pas
le droit de sortir seule. J’eus pitié d’elle et, heureusement, j’eus le droit
de l’inviter quelquefois au cinéma. De plus, je lui achetais des hebdomadaires
illustrés et des friandises.<BR>
La « dolce vita » n’avait duré que deux semaines lorsque Jacqueline vint me
réveiller un beau matin à sept heures : il fallait compter la porcelaine et
l’argenterie, les emballer et les mettre dans des caisses ; l’appartement
devait être vidé, mais les Pirazzoli en avaient un autre, rue Massenet, près de
la Promenade des Anglais. Ils comptaient sur moi pour les aider à déménager, d’où
la raison de ce réveil matinal et de la mise en chantier avec Jacqueline ! Je me
rappelle que les vitres étaient si sales qu’il fallut m’y reprendre à deux fois
pour les nettoyer.
La corvée suivante fut de mettre du lino sur le sol. Jacqueline était apparemment rompue à ce genre d’exercice, mais moi, qui n’avait pas la moindre expérience de travail pratique en dehors de m’occuper de chevaux, je me retrouvais tellement épuisée que je n’étais plus capable de suivre mes cours de danse.
La corvée suivante fut de mettre du lino sur le sol. Jacqueline était apparemment rompue à ce genre d’exercice, mais moi, qui n’avait pas la moindre expérience de travail pratique en dehors de m’occuper de chevaux, je me retrouvais tellement épuisée que je n’étais plus capable de suivre mes cours de danse.
Le 2 septembre, j’emménageai donc rue Massenet, mais pas dans
l’appartement que j’avais aidé à installer. On m’assigna une chambre de bonne
en sous-sol, où ne pénétrait pas le moindre rayon de soleil, et, de plus, sans
lumière électrique, les deux premiers jours. Ce brutal passage du Régina à un
réduit obscur et humide fit que je tombais malade et eus de la fièvre. Je ne
fus jamais amenée à habiter l’appartement, mais je me fis bientôt à ma nouvelle
situation, recouvrais mes forces et repris ma vie. »
http://www.lepetitcelinien.com/2012/02/de-copenhague-nice-ete-1946-par-bente.html